samedi 8 février, 4 heures; l'ancre vient de faire connaissance avec le fond vaseux de Walvis bay, au terme d'une des navigations les plus lentes que nous ayons connu avec ce bateau. Presque deux jours pour parcourir 240 milles.....Eole a boudé, et nous a rarement gratifié de plus de onze noeuds de vent, en plein de l'arrière. De surcroit, le vilain bruit de vibrations parasites généré par la ligne d'arbre babord est toujours bien présent, et je ne pourrais pas y remédier avant fort longtemps; je suis persuadé que nous avons heurté un animal ou un objet qui a faussé l'arbre, en naviguant le lond des côtes d'Afrique du sud. Coté tribord, ce n'est pas la joie non plus, mais c'est moins grave; je dois simplement procéder, au plus tôt, à la vidange du réservoir de gas-oil, qui n'a pas de trappe de visite , qui mais cultive encore quelques bactéries sournoises, sans doute capturées à Madagascar; lesquelles, sous forme d'une gadoue noirâtre, colmatent les filtres en quelques heures seulement. Tout ceci pour justifier du peu d'heures de moteur entre Luderitz et Walvis bay. Par contre, quel confort! et quel bien-être en mer! se trainer vent arrière à quatre noeuds, dans un endroit peu fréquenté et sur une mer calme, c'est vraiment on ne peut plus peinard.

Arrivant en fin de nuit, nous décidons de mouiller à l'écart de la zone portuaire, près de l'entrée de la baie, à un jet de chique du phare qui balise cette immense lagune, territoire privilégié d'une impressionnante colonie d'otaries (tout le monde parle de phoque, alors que ce sont, en fait, des otaries à fourrure; dixit Malou), dont nous entendons clairement les hurlement rauques.

Au matin, une flotille de catamarans de day-charter charriant leurs troupeaux de touristes avides de culture et de photos numériques, s'approche du rivage. Des histoires circulent, affirmant que ce sont les mêmes bestioles qui sont, de jour l'objet de jolies photos de vacances, et, de nuit, la proie de trafiquants de fourrure qui les tuent sauvagement pour leur piquer leur blouson....Mais que fait donc B.B.? De retour à leur base, nos amateurs de pinnipèdes pourront même approcher de tout près certains spécimens quasimment apprivoisés qui n'hésitent pas à monter sur les jupes arrières des catas pour recevoir leur récompense poissonnière; idem avec les pélicans. Ce qui me donne une idée que je vous livre d'une manière parfaitement désintéréssée alors même que je la crois potentiellement très lucrative. Voici donc: les tours-operators locaux vendent souvent des packages à leurs clients, qui regroupent, par exemple, une sortie en bateau + un repas + une balade en cacate dans le désert. Pourquoi pas proposer, moyennant un modeste supplément, un steak de l'otarie, ou une aile du pélican qu'on a justement honoré de notre affection deux heures auparavant.....et, puis, après le dijo, on se quitterai avec le petit cadeau de l'amitié: un joli bonnet en peau de la bestiole avec une plume de l'autre bestiole! Plus original que ça, je vois pas. C'est pas du marketing percutant ça?

Notre première journée à Walvis s'achève en un moment de convivialité avec la visite de notre nouveau pote, Benoit, qui termine, lui aussi, un tour du monde. En trois ans et en solitaire, à bord de son robuste dériveur en alu, il en est à son deuxième, lui, car ses parents l'ont déjà promené d'océan en océan lorsqu'il était gamin, ce qui lui donne le plaisir rare de rencontrer des gens, à l'autre bout du monde, qui l'ont connu morveux! Et alors, ça lui fait plein d' "émotion", comme il dit.

Dimanche 9 Février, voilà que je suis parvenu à me motiver pour vidanger entièrement le réservoir de gas-oil tribord qui m'a pourri la vie plus d'une fois avec ses 3 litres de vomi de goniol dans le fond. Qautre vingt cinq litres de gas-oil pollué à extraire et à épurer! Une bonne partie de la journée y passe; mais à l'issue de cette délicieuse scéance de pateaugeage, nous repartons sur une situation saine avant d'attaquer notre prochaine traversée de l'Atlantique, qui sera ma douzième.

Lundi 10 Février; opération appro de filtres à gas-oil: nous désirons en acquérir six; trois de chaque sorte, et le marchand n'en possède qu'un seul en stock. "Prenez-le" dit-il et je vous commande les trois autres pour demain matin. Et il refuse qu'on le lui paye immédiatement argumentant: "ainsi, j'ai plus de chance que vous reveniez".....très fort! En France, on aurait payé le filtre plus un acompte pour les cinq autres....le résultat final est le même, mais il y a la manière.

Mardi 11 Février; ballade en cacate Land-Rover en compagnie de Ben. Nous le cueillons à son bord en passant. Sa chatte Trinquette, fait un peu la gueule en nous voyant partir.

Ramon, notre chauffeur est un vrai "pro". Avec assurance et humour, il explique, commente, et réponds à nos questions tout en menant sa charette de main d'un mètre....... Première halte, à proximité du phare, après une douzaine de kilomètres avalés sur le sable plat et mou de l'interminable lagune. Le long du littoral, des milliers de phoctaries (phoque ou otarie? je n'arrive pas à me décider.....), lézardent au soleil timide de ce matin brumeux. J'en profite pour questionner Ramon sur le bien-fondé des vilains bruits qui galopent sur leur massacre....

La population locale de ces mammifères compte environ 160000 individus! c'est beaucoup plus que la normale. La raison en est géographique; la fraicheur apportée par le courant froid du Benguela éloigne de ces eaux leurs principaux prédateurs, les requins et les cachalots. Les femelles ne sont capables d'élever qu'un petit à la fois, et donc, ne renouvellent l'opération que tous les trois ans, le temps de leur apprendre à nager et à chasser. Par je ne sais quelle cheminement tortueux de leur processus de reflexion, ces dames profitent de la situation pour batifoler plus souvent, et se retrouvent avec un deuxième polichinel avant d'en avoir terminé avec le premier, qu'elles abandonnent donc prématurément (le syndrome de Tanguy n'existe pas chez ces bestioles) alors même qu'ils ne sont pas finis et incapables de se débrouiller.....il en meurt donc une quantité épouvantable, et leurs cadavres sont loin d'être éliminés par les quelques couples de chacals qui rôdent alentours. Des maladies se développent à la base de cette barabaque faisandée, qui déciment ensuite les parents. Où l'on voit que la nature fait bien son boulot, qui attaque d'elle-même cette population au développement anarchique. Bref, pour toutes ces raisons, l'état rémunère à présent des chasseurs chargés d'éliminer les jeunes individus sans parents, faciles à repérér car ce sont ceux qui restent à la traine lorsque le troupeau s'enfuie faire trempette à l'approche d'un humain.

Voilà l'affaire.....puisse cette version être mieux fondée que celle du trafic illicite de peaux. Mais il n'est pas impossible qu'elles cohabitent.....

Avant de repartir à la découverte du désert Namibien, nous embarquons trois autres passagers: un couple d'Italiens hors d'âge qui ne parlent que l'italien, et leur guide. Ramon a un peu envie de nous faire frissonner avec son cacate; alors il route vite, au pied des dunes, avec une bonne gite et les vagues qui viennent lécher les roues de la guimbarde. C'est toujours poilant ce genre de truc, sauf quand on est assis du coté des vagues....comme moi. Après trois quart d'heures de shaker à roulettes, l'escale de Sandwich Harbour est appréciée. Le franchissement de la dune, à pieds, pour faire des photos splendides, se mérite (les ritals restent dans le cacate). En bas, le lagon apporte un peu de variété dans cet univers de sable dont la végétation n'est pas totalement absente. Quelques bancs de salicorne offrent de larges tâches pastel, ainsi que des buisson d'épineux, formant des étangs de verdure où paissent des familles de springbok, ces gazelles élégantes et délicates. Et d'ailleurs, ça me rend bien perplexe qu'une célèbre équipe de coureurs de ballon ovale aient adopté cette appellation, quand il est si évident que "rinhocéros" ou "buffle" les eût incomparablement mieux définis.

Puis Ramon nous gratifie une nouvelle fois d'une scéance de palpitations en faisant rugir sa machine pour gravir à grand fracas les collines ocres, et laisser ensuite l'engin "glisser" en douceur le long de la pente vertigineuse, tel un pataud skate-car.....

Le déjeuner, entre mer et dunes, sur une table de camping, avec des tas de trucs très bons, marque une pause agréable. La dame italienne tente une amorce de communication, cependant que son fossile reste clos comme les huitre qu'il vient de gober. Puis c'est reparti pour un rodéo sur sable. Le désert offre des paysages époustouflants de beauté et de majesté, qui effacent carrément de ma tête l'image puérile que je m'en faisais (des gros tas de sable comparables à ceux que l'on rencontre à coté d'un immeuble en construction....).

En définitive, cette Namibie vaut largement le détour, et je ne peux m'empêcher de penser qu'il eût été bien sot de nous priver de désert.

Retour par les immenses marais salants, en tous points comparables aux salines du midi. Ramon qui ne rate pas un trait d'humour pointe du doigt les montagnes de sel en commentant: "c'est de la coke".....quel fendeur de gueule çui-là! L'envol d'un groupe de flamands, tout de grâce et d'élégance décuple la poésie de l'instant....drôles de bestioles n'empêche; perchées à un mètre de haut sur une seule patte! on dirait un pompon de pom-pom girl fiché sur le scion d'une canne à pêche en carbone; impressionnant!

Mercredi 12 Février; nous avons fixé le départ à demain. Pour cette raison, il est souhaitable de consacrer la journée à achever la préparation de cette nouvelle traversée, avec travaux et appros de dernière minute. Afin d'écouler nos derniers dollars, nous dînons au yacht club en compagnie de Benoit .

Malou a fait le plein d'objets artisanaux après une négociation africaine en règle. Photo souvenir auprès d'une femme Himba venue livrer la production de colliers; ce sera, hélas le seul contact avec ce peuple dont l'ami Jean-Luc nous avait pourtant chaudement recommandé la visite (mais ils sont superloin, au nord du pays)

Jeudi 13 Février; un petit coup de main à Ben pour inspecter son gréement, et nous quittons le mouillage pour nous rendre au port de commerce afin d'y charger six cents litres de gas-oil (0,7 euro le litre). Dernier détour par les bureaux d'immigration et de douane, et c'est parti; il est treize heures.

Les conditions météos sont idéales: dix noeuds de travers, mer plate; une merveille! un groupe de dauphins vient bientôt jouer avec nos étraves comme pour nous souhaiter la bienvenue dans leur univers.

Première nuit plutôt tranquille, illuminée par la chaleureuse présence de la lune. Au matin, l'alizé de sud-est se manifeste, nous secouant un peu et nous faisant prendre un ris partout en contrepartie de son aide propulsive appréciable.

16 Février, quel beau Dimanche!, notre quatrième jour de mer. Comme d'habitude, nos organismes ont besoin de trois jours pour se mariniser; maintenant que c'est fait, que nous sommes passés en mode "mer", la vie va pouvoir reprendre son cours. Nous renouons avec les petites joies de l'existence: le p'tit coup de rosé du Dimanche midi, écrire, jouer de la musique, nettoyer le bateau, tremper une ligne de pêche, prendre une douche, déambuler nu.....bref, toutes sortes d'activités autres que manger, dormir et faire la veille qui sont le lot des premières heures en mer.

Et puis, nous avons retrouvé cette ambiance tropicale qui nous ravit; les phoques ont laissé la place aux poissons volants, le bleu a remplacé le gris, les journées de mer peuvent maintenant s'égrener les unes derrière les autres. Curieusement, depuis ce matin, nous observons partout autour du canote, des bonites d'une cinquantaine de centimètres qui jaillissent de la surface à notre passage comme des animaux de cirque, dressés à faire des cabrioles. Si elles se figurent que je vais leur fournir leur casse-croûte, elles se fourrent lourdement la nageoire dans l'ouïe.....au contraire, c'est à cause d'elles que j'ai mis la ligne de pêche à l'eau; mais, pour le moment, elles boudent; même pas un petit pouscaille de politesse; rien!

Mardi 18 Février; il fait gris ce matin. Même le bleu de la mer s'est alourdi de plomb, ou d'étain plutôt. Le ciel n'offre même pas un tout petit échantillon de ce bleu qui ravit les yeux et réveille l'espoir. Quelques gouttes de pluie ont même parsemé de perles de verre les plexis de la timonerie; légèrement, sans conviction, juste pour être dans le ton.... mais pas dans le thon....car, question pêche: c'est toujours minâp! Catafjord traine avec lenteur les trois lignes que j'ai préparées tout-à-l'heure dans un étonnant élan d'optimisme prédateur. Malou dort. Dans ce décor monochrome, la vie n'est pas morose; même, on est bien. En harmonie avec ce qui nous entoure. Moments privilégiés, propres à laver l'âme.

Une denrée, rare dans nos sociétés modernes, dont nous benéfiçions à foison nous autres vagabond, lors de nos lentes traversées en bateaux, c'est le temps. On ne peut pas toujours en profiter pleinement, car, parfois, les conditions de vie et de confort y sont peu propices. Mais, dans le petit temps, et bien amarinés, le moment est parfait pour s'attarder à lire, écrire, cuisiner, méditer , et plus si affinités....Loin du brouhaha et de l'agitation d'une vie professionnelle et citadine, l'esprit réorganise plus judicieusement l'échelle de valeurs des choses de la vie, éloignant sûrement nombre de futilités qui encombrent l'univers du terrien. Si t'es terrien.....

Je crois que je n'aime pas la pêche; sauf, bien sûr, le fruit du pêcher.

Autant, agiter mes neurones pour trouver des façons de rendre un bateau plus rapide, plus beau, plus économe, plus facile à fabriquer, à entretenir, peut m'occuper l'esprit des heures durant, me procurant parfois grande satisfaction, autant une démarche analogue concernant la pêche, me lasse rapidement. Pardon grand-père. Je suis pourtant issu d'une lignée d'ancêtres marins-pêcheurs, mais, pour ma part, je ne pratique cette activité qu'à dessein de me nourrir, et, peut-être aussi, inconsciemment, pour conserver une parcelle de cet instinct prédateur bien utile à la survie de notre éspèce. Bien sûr, remonter un beau poisson à bord procure une indéniable satisfaction, mais j'en attribue l'origine plus au coté "récompense d'un effort préalable" qu'au coté "victoire" sur un adversaire. Ce qui est, pour moi, grande source de satisfaction, dans la pêche en mer, c'est, juste après une belle prise, de remiser le matériel en pensant: "je serais tranquille avec ça pour plusieurs jours, maintenant!"; c'est la libération provisoire de cet espèce de "devoir de pêche" qui me réjouit le plus. Il me revient en mémoire une conversation avec un pote polynésien à Huahine au sujet des moyens de pêche. Lorsque je lui avais exhibé un de mes leurres, il s'était esclaffé lourdement:"ouafff, ouaffff, avec ça, tu ne peux attraper qu'un poisson complètement abruti!". Possible. Cependant, où est le problème? je n'ai aucune ambition de capturer des poissons intelligents; pour ce que nous en faisons, n'importe quel crétin fait parfaitement l'affaire.

La matinée s'avance, et le soleil n'a toujours pas sorti son premier rayon. Pourtant, je sais qu'il oeuvre en catimini, dans l'arrière-boutique du ciel; et le résultat de son action, c'est que subrepticement, les tâches sombres deviennent plus claires, et les zones moins sombres s'illuminent; tant et si bien que, progressivemen,t de petites parcelles de bleu se devinent, qui vont bientôt envahir méthodiquement le dôme jusqu'à une totale uniformité. Alors la mer revêtira, comme hier, comme souvent, toute sa splendeur et son éclat, et sa suave féminité. Féminine, bien sûr, la mer. Cette grâce, ce charme, et pourtant cette capacité à faire de hideuses grimaces et de montrer un faciès si inquiétant, quand elle le décide; cette douceur lascive; cette manie de nous hypnotiser pour bientôt nous giffler comme un gamin malpoli, sans qu'on sache bien pourquoi; cette capacité à susciter amour, passion, aussi bien que haine et rejet, à se rendre indispensable, autant que redoutable. Source à la fois d'éspoir et de désespoir, de vie et de mort, de satisfaction et d'amertume; si proche et tellement étrangère. L'affubler d'un vocable de genre masculin eût été la pire des sottises.

Jeudi 20 Février; depuis hier le vent s'est affermi et Catafjord a renoué avec des vitesses qui lui conviennent mieux que les quatre ou cinq noeuds de ces derniers jours. Nous sommes à présent à 120 milles de Sainte Hélène, et si tout va bien , nous devrions l'atteindre demain matin. Toutes mes tentatives de pêche se sont avérées infructueuses; pourtant, chaque soir, au moment de remonter la ligne pour la nuit, ramener à bord mon leurre intact me cause un petit bonheur à deux balles....je sais, c'est un peu futile, car ça veut peut-être dire que ce leurre n'intéresse aucun poisson....j'ai du mal à m'y résoudre. Et si c'était que la mer est vide de poisson dans ce coin? je questionnerais les autres bateaux à l'escale.....

Vendredi 21 Février, 8 heures; Sainte Hélène est là, devant nous, bien anglaise dans son style.....falaises sombres et escarpées, semblant une forteresse en cours de ruine, nimbée de brume, sur fond de ciel gris et vent forcissant à son approche. C'est monumental, austère, presque inquiétant, sous son capuchon de coton blanc sale.

Mais les gens d'Albion sont un peuple de marins, nous devons le reconnaitre; et tout ce qui touche à l'aspect maritime de l'escale est plus ou moins un modèle du genre. De solides corps-morts attendent le visiteur qui ne tarde pas, une fois dûment amarré, à recevoir, à bord, la visite des autorités douanières. Se rendre à terre nécessite d'avoir recours à la barcasse prévue pour, qui fait la navette aux heures rondes. Au quai de débarquement, un solide ressac demande un peu d'habileté pour devenir terrien; là, si t'es pas alerte, t'es rien.....et, en plus, tu vas te vautrer!

Nous voici au coeur de cette petite cité coquette qui connût la première maison de retraite impériale de l'humanité, et nous sommes très fier que ce soit un pays à nous qui en ait inventé le concept.....alors, vous me direz, avec le sang corse qui lui coulait dans les veines, pas étonnant qu'il se fût préoccupé de villégiature.....et d'armes à feu....Je ne répondrais rien; parce que je ne veux pas d'ennuis, surtout.