Samedi 2 Mars apéro surréaliste.

Notre nouveau pote s'appelle Ashraf; il est responsable de l'hotel voisin; un hotel vide, à l'exception du personnel, toujours sur le qui-vive, et d'un groupe d'ouvriers qui parachèvent la rénovation de l'établissement. Ashraf nous a gentiment autorisés à accoster le dinghy au quai de l'hotel, et, pour faire bonne mesure, à parquer aussi nos vélos sous la véranda pendant tout notre séjour. Ashraf est secondé dans sa tâche par une pétillante petite chinoise, Pimepime...., qui ponctue chacune des ses phrases par une séquence d'un petit rire mécanique, comme le ferait un humoriste français imitant une chinoise: "good morning, hi hi hi hi hi, nice to meet you hi hi hi hi hi, you're welcome hi hi hi hi hi". Nous avons bien sympatisés tous les quatres et sommes rapidement devenus des amis de longue date.

Officiellement, le bar de l'hotel ouvre à 18 heures. Hier soir, déjà, Ashraf attendait notre visite avec impatience (mais nous ne l'avions pas compris); ne nous voyant pas arriver, alors qu'il m'entendait jouer de l'accordéon, Ashraf a téléphoné.....vers 18h30; la journée ayant été bien remplie, Malou a décliné pour cause de fatigue en déclarant: "nous viendrons demain".....et, donc, nous voici!

Ashraf fait un peu la tronche. Son big boss est là aujourd'hui, et c'est lui qui nous reçoit. Nous prenons place autour d'une table vide et devisons (comme un manteau....). Je ne sais pas si le bar est fermé, ouvert, ou juste entrebaillé, toujours est-il que pas un péquin ne consomme quoi que ce soit, et la nuit enveloppe tranquillement notre petit comité qui se trouve bientôt dans la pénombre. Enfin, quelqu'un allume une maigre loupiote, cependant qu'une voix à peine audible s'enquiert: "vous prendrez bien quelquechose....". Logiquement, il y aurait là matière à entrevoir l'embellie; sûrement l'ambiance va s'animer, les glaçons vont titinnabuler dans les verres (il ne vous aura pas échappé combien le glaçon moyen renâcle à tintinnabuler hors d'un verre.....par exemple dans le freezer, y tintinnabule rien du tout....), la musique va jaillir des imposantes enceintes acoustiques noires, en rythmes syncopés, bref, le coup d'envoi semble donné pour......on se calme.....la voix poursuit: "à ct'heure-ci, on n'a que du thé et du café"............................ je m'entends répondre "un thé", cependant qu'un sourire niaiseux me fige le grouin......quel exotisme tout de même! il aura fallu parcourir presque trois cent degrés de longitude pour associer le thé à l'apéro.....Pour autant, ces gens sont fort aimables avec nous, nous faisant visiter la chambre où la reine d'Angleterre avait ses habitudes, il y a environ un demi siècle. Il n'empêche, on ne m'ôtera pas de l'idée que leur formule apéritive pourrait bien être, en partie, responsable du peu de fréquentation de cette auberge. Je tiens cependant à rassurer tout de suite mes amis et autres sympatisants à la cause apéritive: ayant été doté dès l'origine d'un sens inné de la prévoyance libatoire, un imperceptible doute préalable autant que fondé m'avait inspiré la plus élémentaire des prudence, et, donc, je m'en étais judicieusement jeté un petit, à la santé d'Allah, avant de venir.....comme dit le proverbe musulman: "mieux vaut un petit pastaga chez soi, qu'un chaudron de thé chez les autres".

Dimanche; les vélos reprennent du service, après un long sommeil dans leur garage. L'endroit est idéal pour des balades en deux-roues. Les différentes petites îles de l'atoll, reliées entre elles par des digues, s'étirent en un chapelet de dix-sept kilomètres de long. La route suit le littoral presque tout du long, laissant la brise marine rafraichir un peu l'air brûlant de la mi-journée.

Un chantier de construction navale attire mon attention; il utilise une méthode originale pour construire des bateaux de pêche en fibre de verre et résine polyester. La première étape consiste à fabriquer un moule femelle léger et pas cher en disposant un réseau dense de couples et de lisses, étayées au sol par une myriade de branches graciles piquées dans le sable. L'ensemble est ensuite bordé, par l'intérieur, par des bandes jointives de contreplaqué mince, qui constituent ainsi un moule femelle à deux balles prêt à recevoir moults couches de stratifié. Le canote en cours de construction par cette méthode mesure pas loin de vingt mètres. Ce type de bateaux est utilisé pour pêcher le thon, à la ligne. Le poste de pilotage et la cellule de vie sont situés à l'extrême avant, libérant à l'arrière une immense plateforme plate au franc-bord très modéré, depuis laquelle opèrent nos péchous, lesquels attirent leurs proies grâce à une technique déjà rencontrée aux Açores: un tuyau percé de petits trous, et relié à une pompe, court le long du pavois, faisant jaillir une multitude de jets, comme dans le jacuzzi à Claire (attention, je dis ça pour les jets d'eau.....pas pour les thons) .

Lundi, j'ai terminé le renforcement du tableau arrière du Newmatic, dont la plaque en acier galva était devenue gaufrette; remplacée par une belle planche d'acajou protégée par de la résine epoxy, l'ensemble à belle allure et devrait tenir, disons, "un certain temps". Malou a remis à jour sa rubrique photo sur le site (suite à une demande formulée en termes délicats par son neveu Erwan......, elle n'a pas levé le nez de son ordi pendant trois jours....). Nous voici parés pour aller flâner un peu dans les environs; commençons par....l'épicerie, maintenant que le soleil a un peu décliné. Spectacle insolite, dans le lagon, en bordure de la route: une armada de femmes et enfants prenant le bain tout habillés....les femmes sont immérgées juqu'au voile, dont les extrémités clapotent sur leurs épaules.....sur la berge, deux autres personnes voilées tentent d'attraper des aiguillettes à l'aide de lignes boëttées, à quelques mètres seulement du vacarme des mômes. Le port du voile est très "tendance" par ici; noir le plus souvent......c'est d'un chic! surtout pour aller se baigner.

Mardi, jour de la grande virée à vélo pour aller tout au nord de l'atoll, jusqu'à Itadoo. Mauvaise surprise, les batteries lithium-ion des biclous sont nazes....c'est désagréable à cause du coût de leur remplacement, mais pour ici, ça ne gène pas trop, car c'est tout plat. Sans posséder d'attrait particulier, ces îles ne ressemblent à rien de déjà connu; on dirait que c'est l'architecte des déserts africains qui a conçu les paysages. La pâleur harassante du sable dégoulinant de chaleur solaire est bien adoucie par une végétation certes pas luxuriante, mais cependant vivace et largement bienvenue pour humaniser un peu l'écrasante fournaise équatoriale (nous sommes par moins d'un degré de latitude).

Chemin faisant, se présente une nouvelle fois une improbable construction navale: un genre de gros yacht inachevé, trente cinq mètres de long, sur quatre étages; le chantier semble à l'abandon. Un type nous convie à le visiter. Le meilleur cotoie le pire: la construction à bordé classique est de belle facture, avec ses oeuvres vives entièrement doublées en feuilles de cuivre. Les trois étages de superstructure sont en contreplaqué, convenablement réalisé, mais, hélas, stratifié au polyester et mat de verre, et, trois fois hélas, les enduits sont mal faits et donc en voie de décrépitude prématurée..... c'est un métier.....cependant l'ensemble possède une certaine majesté, et je me réjouis de cette visite.

Itadoo: la "ville" n'en semble pas une; les rues y sont larges, rectilignes, et parrallèles entre elles. Quelques boutiques clairsemées semblent à jamais dépourvues de client. L'alternance une boutique vide, une ruine, une maison, une boutique vide, une ruine, une maison, peine à conférer un caractère festif à ce bourg sans bar....et sans restau non plus; ce qui tombe mal, car nous avons un peu les crocs. Bref, remonter les deux kilomètres de la rue "principale", soleil au zénith.....sous les encouragements monocorde du muezzin appellant à la prière, voilà un beau moment de voyage éxotique.....et même exothermique.

Le repas que nous prenons après encore une bonne demi-heure de pédalage nous semble un festin de roi; petit restau sans touriste, terrasse ombragée, un délicieux jus d'oranges préssées! Massood appelle au téléphone; il a nos permis de croisière; une semaine précisemment après notre arrivée; c'est sans doute pour cette raison que les premiers sept jours sont "gratuits": les autorités locales sont probablement incapables de délivrer un permis de séjour en moins d'une semaine.

Mercredi; mode "refit"; mise entre parenthèses des balades et autres flâneries jusqu'à nouvel ordre, car le chantier sensible est commencé: remise à neuf de la salle de bains de l'armateur, celle de la coque tribord. Le plan-vasque en bois verni a mal vieilli et va être remplacé par du bon vieux formica blanc sur contreplaqué, pas très original, mais, pas lourd, pas cher, et, oh combien efficace. Mieux, ça serait du corian, mais personne n'a pensé à planter des arbres à corian par ici; des fois, on s'demande ce que fait la mairie......

Vendredi; petite virée du soir à l'épicerie pour terminer en beauté cette nouvelle journée laborieuse. Passant devant le port, un majestueux bateau de charter, venu là pour faire le plein de carburant, nous attire comme un aimant. C'est un sister-chip de l'"inachevé" d'Itadoo, mais, un peu plus petit. Il est rempli d'amateurs de plongée, et poursuit un périple de six semaines dans les différents atolls, accompagné par son "rémora" technique qui transporte tout le bazar nécessaire à cette activité. Un couple de français fait partie de l'actuelle expédition, et, donc, nous faisons connaissance. Bernard et Florence sont des habitués, qui plongent aux Maldives depuis une vingtaine d'années. Ils nous convient à une intéressante visite commentée du bateau, que nous terminons dans leur cabine, spacieuse comme une chambre d'hotel. Cependant que nous discutons dans la plus grande insouciance, un bruit familier me titille les tympans, et me fait bondir dans la coursive: l'hélice tourne! le bateau va appareiller, et nous sommes encore à bord. Ruée vers la poupe: trop tard! nous avons quitté le quai, la manoeuvre est largement entammée et nous sommes déjà à une cinquantaine de mètres du bord.....oups! nous voilà partis en croisière/plongée, et nos biclous sont restés sur le quai avec les saucisses congelées dans le panier à provisions.......no problem; le superyôte possède un vigoureux dinghy confortablement motorisé qui nous ramène à terre en quelques minutes, après avoir quitté nos nouveaux amis un peu précipitemment; dommage.

Samedi: une fin de journée comme je n'en souhaite pas à mon pire ennemi; par contre, à mes amis, oui: une merveille! La faible brise s'est totalement volatilisée, emportant avec elle la ligne d'horizon; gommée! Le ciel se confond parfaitement avec la surface lisse du lagon, et seul le sillage d'une vedette rapide raye cette uniformité. L'astre brûlant, positionné à hauteur d'yeux, chauffe encore comme un diable, descendant mollement à la rencontre du bouquet de cocotiers qui lui servira bientôt de paravent; après.....Son propre reflet dans l'eau semble le défier en un magistral concours de "la plus belle lumière". Dans le contrejour, les promeneurs jouent prématurément aux ombres chinoises, mais pas Pimepime, car elle est au boulot. La sérénité est telle que les bruits de la vie courante semblent une musique douce: ces éclats de voix, ces ronronnements de mobylettes, un volatile qui vient de trouver un réveil......Quelques poissons, en compétition avec leurs prédateurs, jaillissent du miroir de l'onde pour en briser la perfection en mille éclats. Ca y est! la chaleur mollit; les rayons sont devenus oranges et lèchent maintenant les cocotiers, cependant que le reflet de concours s'est ésquivé sous la route. "Monseigneur l'Astre solaire" prépare sa révérence.....toute cette beauté! et le pêcheur à la ligne, là, sur le pont, qui s'en fout complètement, n'ayant d'yeux que pour son bout de fil de nylon qui barbote......à présent, le disque orange est exactement en mode "carte postale", à cheval sur les cocotiers, un îlot en dessous, deux nuages gris au dessus. Après son "naufrage", il laissera en souvenir de son passage, quelques minutes de son plus bel orange, par amitié pour les nuages gris; ça les met bien en valeur......mais, c'est pas tout ça, écrire, c'est bien gentil, mais s'agirait pas de négliger l'apéro, non plus.....ce serait dommage.