Dimanche 10 Octobre;

"Domi, tu vas faire l'infirmière. Et je te dispense de passer sous la table...."; ainsi s'exprime l'ami Pierre, médecin urgentiste de son état, et voyageant en famille à bord d'un robuste sloop en acier. Le carré du Catafjord s'est déguisé en salle d'opération. Malou, allongée sur la banquette, a le bras droit posé sur une chaise protégée d'une serviette de toilette. La table a été approchée et garnie de divers instruments et ingrédients chirurgicaux: bétadine, gants stériles, bandes de gaze, ciseaux, scalpel, seringue, etc....Pierre s'apprête à opérer Malou. Une eclis de bois fichée dans son doigt depuis deux semaines a patiemment construit un vilain panaris qu'il est temps d'inciser sous anésthésie locale. La petite visite de la nuit dernière au service des urgences de l'hopital de Papeete nous a mis face à face avec Pierre, rencontré aux Marquises, et qui y faisait un remplacement. L'opération n'étant pas envisageable ici avant de nombreuses heures, le Pierrot des familles s'est gentiment proposé pour intervenir à domicile. Et c'est maintenant. Je fais un piètre infirmier, mais il semble s'en contenter; l'opération se passe "on ne peut mieux". A présent, la patiente est pourvue d'une belle poupée blanche qu'elle pointe au ciel comme un trophée pour limiter l'afflux sanguin ( et sans gain pour Pierre puisqu'il fait ça pour la beauté du geste ). Merci Pierre, et maintenant, convalescence! à moi toutes les vaisselles.....super!

Lundi 11 Octobre;

La boutique du "collectionneur et de la perle" est un endroit captivant. Au fond de la petite cour, derrière les deux Mercedes garées là, deux personnes affairées devant des tables de jardin trient les centaines de perles entreposées dans des bacs plastiques comme de quelconques billes d'enfants. Une fois franchie la porte de la petite boutique, c'est le paradis du bijou. Les présentoirs de verre recèlent de nombreux et très disparates bijoux fabriqués ici même. Beaucoup sont à base de perles, mais on trouve aussi des dents de requin, de l'argent, de l'or. Une dizaine de bacs plastiques sont remplis de milliers de ces petites sphères de nacre offertes au choix des acheteurs, en général professionnels, qui en acquièrent des quantités. Nous sommes ici en apprentis bijoutiers, pour faire quelques emplettes. Malou est assistée par Hinanui, la charmante fille du taulier, qui met à son service ses doigts agiles et son oeil exercé pour l'aider à faire ses choix. Puis ces gens nous font la gentillesse de partager un petit café à la table des experts avant que nous ne repartions rejoindre Laurent pour déjeuner ensemble en centre ville.

Le casting du film "l'ordre et la morale" de Mathieu Kassovitz a lieu dans les locaux de la présidence de Polynésie; un immense chapiteau est monté sur une aire carrelée et sert de base opérationnelle à nos cinéastes. Quelques planches supportées par des tréteaux sont garnies de bacs en inox remplis de nourriture; à proximité, une douzaine de tables de jardin cernées de chaises plastiques blanches; c'est la cantine. Une des tables est jonchée d'un fatras composé d'ordinateurs portables, imprimantes, dossiers épars, feuilles de papier, une tasse de café à moitié vide, un coca bientôt fini; c'est le bureau de David, le directeur du casting, et de son assistante Miti. De l'autre coté, dans un style "surplus américain", plusieurs portiques supportent des dizaines de cintres vêtus de frusques militaires: c'est le coin des habilleuses/couturières. Derrière une haie d'arbustes en pots, le matériel style "vidéo" entreposé là laisse deviner la raison d'être de tout ce bazar. Le soupçon se confirme avec la table qui porte un grand miroir ainsi qu'un assortiment varié de sacs, brosses, peignes, ciseaux, pots, sacoches, etc... un gus est assis devant sur une chaise, une serviette sur les épaules, en train de se faire coiffer par un grand échalas décontrac short-basket: c'est l'espace coiffure-maquillage. Convoqué pour figurer dans un rôle de militaire, j'attends mon tour. Un coq et une poule évoluent entre les tables, à la recherche des miettes du dernier déjeuner; ça marche pas mal pour eux....

Le cinéma, coté interne, c'est une école de patience; la Poste, à coté de ça, fait figure de ruche pleine d'éxcités. Deux heures s'écoulent avant que n'arrive mon tour d'éssayer un costume. En fait, mon rôle dépendra un peu des fringues dans lesquelles je rentre le mieux. Palabres, essais, supputations,... ça y est, c'est décidé: je serais un "ptit blanc"; c'est-à-dire un officier tout de blanc vétu , y compris les godasses! un genre de militaire immaculé! presque normal pour un gars qui n'a pas passé une seule minute de sa vie sous les drapeaux. Jean, le conseiller, ancien militaire en retraite, choisit mes décorations et les joint à mon costume dans un petit sac pour demain. Le truc que je suis, ça s'appelle "major". Ce n'est pas très élevé comme grade, mais il y en a plein qui ne l'atteignent qu'en fin de carrière, et d'autres, encore plus nombreux, qui ne l'atteignent jamais et n'en rêvent même pas.

Mardi 12 Octobre;

embauché au service de Monsieur Kassovitz, c'est mon premier jour de travail salarié depuis plus de quatre ans. Grosse journée! levé à 5h45 pour être sur place à 8 heures, ça démarre mollement; disons vers 8h30; première chose: attendre. Vers 10 heures, Jean me pousse vers le coiffeur pour la coupe réglementaire, et c'est vers 11h30 qu'arrive mon tour de costumage. On me présente un pantalon beaucoup trop grand; ce n'est pas celui de la veille; quelqu'un a dû me le piquer; on recommence donc. Après une petite demi-heure, je suis presque prêt; pas de chaussure blanche en 42, j'en aurais donc des noires, c'est pas grave; il ne manque que l'ourlet en bas du nouveau froc. Sauf que c'est midi, l'heure du déjeuner. L'opération "ourlet" est différée. A présent, l'exercice consiste à aller se servir à la cafète improvisée, et à ingurgiter repas et café tout de blanc vétu sans saloper le costar.....c'est un métier! Le café avalé, j'imagine naïvement être pas loin de "fin prêt", l'ourlet ne représentant pas, à mes yeux de béotien, une tâche très gourmande en main d'oeuvre. Erreur; lourde erreur; on n'est pas dans l'indusrie ici; il faudra compter deux heures, passées à poireauter en caleçon dans la zone "habillage", pour que je me retrouve enfin dans la peau d'un "vieux major qu'a bourlingué" comme dit mon copain Jean. Il est plus de 16h. Encore une petite heure d'attente, et notre lieutenant recruteur, David, nous convoque pour des photos de groupe, tous alignés comme à la parade. La séance dure dix minutes, puis la journée est déclarée "terminée"; nous n'avons pas mis un orteil sur le plateau! Rendez-vous Jeudi matin 5h30.....et maintenant, la nuit tombe et il pleut des cordes. Retour au Catafjord sous des trombes d'eau, mais en voiture, grâce à la gentillesse de Tiphaine qui habite pas loin de Taina. Ainsi s'achève ma première journée de travail pour le cinéma. Coupez!

Jeudi 14 Octobre; dans l'univers de Mr Kassov, les jours se suivent mais ne se ressemblent pas forcémment. Témoin l'heure d'embauche déjà. Les gens du cinéma doivent être plutôt "du matin", car l'habillage est aujourd'hui rondement mené et l'organisation générale semble plus fluide. Par contre, ce qui se confirme, c'est que nous sommes bien dans un métier de patience; il est urgent d'attendre! Vers 11h, la régie nous appelle pour une série de répétitions ; "nous sommes attendu sur le plateau" (comme disent les fruits de mer au moment de l'apéro); placement, mise au point de la scène; nous sommes prêts à tourner,.... et c'est l'heure du déjeuner, que nous prenons légèrement crispés par la peur de dégueulasser la blancheur militaire dont nous sommes parés. A peine le temps d'avaler le café, et on y retourne. Cette fois, c'est "moteur.....action" tout de suite. La scène, d'environ deux minutes, met en jeu une quarantaine d'acteurs, et ne saurait donc être "exploitable" en une seule prise. Aussi, dès l'envoi du sempiternel "coupez", on se remet en place pour la prise suivante. L'opération se répète dix-sept fois avant qu'on passe à la suite. Le tout dans une ambiance tout-à-fait agréable et bon-enfant, car, aujourd'hui, maitre Mathieu est de bon poil. Il motive ses troupes par quelques bons mots et reflexions positives égrenés tout au long de l'après-midi.

Faire un film , c'est compliqué. Maintenant que les 17 prises sont dans la boite, nous allons rejouer des morceaux de la scène en les filmant différemment; disons une trentaine de fois; mais là, c'est chacun son tour, avec la caméra déplacée à chaque prise de vue, et tout le monde ne joue pas en même temps; c'est un ballet d'entrée/sortie renouvellé tous les quarts d'heure. Il est plus de 18h lorsque la journée de travail est déclarée achevée. Durant le déshabillage, bien orchestré par les costumières et leurs assistants, David donne ses instructions pour demain. Super! je ne commence qu'à 10 heures. Malou va pouvoir m'accompagner.

Vendredi 15; le bus nous dépose à 200 mètres du palais présidentiel dont nous franchissons l'imposante grille après quelques mots échangés avec les deux vigiles. Habillage, attente, midi, déjeuner! la routine quoi. Agnès, la chef costumière, décide que je dois absolument porter des godasses blanches aujourd'hui. Hélas, je chausse du 43 et elle ne peut fournir mieux que du 42; c'est ballot ça! Tant pis, je m'agonise les pieds pour les forcer à rentrer dans le 42, mais, plus coincé tu meurs. Nous commençons à répéter à 13h30, puis, rapidement, ça tourne. Mes croquenots de nain me mettent au supplice. Je gère la situation en m'asseyant systématiquement pendant tous les temps morts; eh puis, bon, je n'ai qu'une vingtaine de mètres à parcourir devant l'objectif de la caméra; alors ça se maintient. Vers 16h maitre Kasso, que mon rôle m'amène à cotoyer tout l'après-midi, décide qu'on peut passer à la suite; soit raccorder avec la suite de la même scène, filmée depuis l'autre extrémité du plateau. Les techniciens s'affairent. Et on reprend. Horreur, cette fois, je dois parcourir environ 80 mètres avant de diparaitre du champ dans un corridor à l'arrière-plan. Evidemment, après chaque prise de vue, Mathieu gueule "en place", pour la suivante, et là, il faut opérer un retour rapide dans l'autre sens sous peine d'énerver le boss. Un supplice! Tandis que l'autre, tranquilou dans ses "docksides" à sa taille, renchérit: "plus vite, plus vite; courrez un peu là". Je suis à la peine, et ça doit se voir, car les collègues m'encouragent à chaque retour, et j'entends même un furtif "je sais pas si Domi tiendra jusqu'au bout....". Pour couronner le tout, l'action se déroule dans une allée de la présidence au sol de marbre. Le cuir des chausures sur ce marbre lisse est une véritable patinoire. Les glissades sont nombreuses et dérisoirement cocasses. Une idée me traverse l'esprit: mouiller le cuir des semelles pour en augmenter le coefficient de frottement. Ca marche! j'improvise immédiatement un paillasson anti-roulis en aspergeant d'eau un bout de moquette. Les acteurs viennent s'y humecter les grolles avant chaque "action", et les glissades disparaissent du programme; ce qui tombe très bien, car Mathieu est sensiblement moins rigolard qu'hier et manifeste son énervement par des coups de gueule retentissants. 17h30, dans un tonnerre d'applaudissements la dernière prise est validée par le boss qui déclare la journée "off". Je suis autorisé à déposer les pompes sur le champ, et rentrer au vestiaire pieds-nus. Fin de mon rôle. La page est tournée; ce soir, nous dînons à bord de Rantanplan en compagnie de Bernadette et Jean-Yves, bourlingueurs illustres ici, dont nous avons hâte de faire la connaissance