La nuit est noire et dense. A cause du plafond nuageux bas, pas de voute étoilée. Le canote file ses dix noeuds dans un vacarme d'écume; c'est le sillage, là en bas, derrière la timonerie. Tout à coup, sur tribord, à quelques mètres du bordé, "pchout"! puis quelques secondes plus tard, "pchout" de nouveau: des dauphins nous accompagnent; c'est le bruit caractéristique de leur évent qui m'en informe. Leurs sillages, rendus phosphorescents par le plancton, donne à connaitre les arabesques de leurs trajectoires. Quelle grâce!

Cette traversée a démarré doucettement, comme il faut pour que ce soit bien. Petit temps, soleil, mer calme, c'est le menu de la première journée; pareil pour la nuit, avec en prime, la compagnie de l'astre Pierrot; un régal.

Les deuxième et troisième jours sont moins peinards; ciel de plomb, mer d'étain, grains, vent instable en force et en direction; au secours, le pot-au-noir est de retour.

Le quatrième jour nous apporte un alizé timide; ciel toujours gris, mais c'est plus lumineux, et on avance bien.

Et puis, le précédent ayant presque fini d'envahir le freezer du frigo, un nouveau thon de 7 kilos nous fait cadeau de son corps de rêve par le truchement de ma ligne de traine.

Le cinquième jour débute avec le soleil, et un décompte de 234 milles parcourus dans les dernières 24 heures! ça c'est plaisant! Les mouvements du bateau, les chocs des paquets de mer sous la nacelle, les bruits divers liés à la vitesse, et le rythme des quarts sont plutôt fatiguants, et nous clouent des heures dans nos couchettes. Pourtant, Malou parvient toujours à préparer de délicieux petites plats, exactement comme si nous étions au mouillage. Elle déploie une louable imagination pour accomoder les poissons péchés de cent manières différentes; ainsi, on ne se lasse pas, et le poisson non plus.

Cinquième et sixième jour, conditions de rêve; le canote file gentiment ses neuf noeuds, grâce à un alizé bon-enfant d'une quinzaine de noeuds. Le ciel dégagé se tâche parfois d'un gros cumulus gris porteur d'un petit supplément de vent et de vitesse. Tous les trois jours, nous retardons la pendule d'une heure pour nous adapter au décalage horaire dû à notre progression en longitude. On se fait ainsi des journées de 25 heures!

Nous avons "bricolé" un coupe-vent avec une bâche translucide pour éliminer le courant d'air latéral qui balaye la timonerie quand nous sommes au vent de travers; maintenant, c'est le grand confort! par contre, il faudra penser à l'ôter avant d'arriver, car ça donne un peu un look bidonville à notre havre de paix; ambiance "les bidochons font du camping" si vous voyez le genre....

Septième jour: l'alizé nous a boudé pendant une vingtaine d'heures; il a fait son mollasson, et ça nous a bien attristés; il nous a privé de sa pression dans les voiles, laissant les palans d'écoute faire "glink-gling" dans un fracas inquiétant et destructeur; également, il nous a déchiqueté nos illusions de traversée super-rapide; et puis, il a surtout fait un gros nuage d'honneur à la technologie moderne dont les fichiers météo disaient: "il y a quinze noeuds de vent de sud-est" cependant que nous, dans la vrai réalité, on en voyait que huit! ça nous faisait un peu comme si les sept noeuds manquants nous étaient volés.

Et bon, c'est comme ça, y a pas à se plaindre; on s'est vite remis en mode "la belle vie", et le vent a fini par se lasser de jouer à cache-cache, pour revenir tout bien comme c'est mis dans l'ordinateur.... maintenant, il est encore un peu souffreteux, mais ça vaut mieux que de la piaule, c'est sûr!

Si certaines familles de poissons font montre de peu d'empressement à rejoindre nos casserolles au moment des repas en se prenant d'affection pour les leurres, pourtant affriolants, que je leur confectionne, certains individus ne sont point de cette engeance, c'est le cas des exocets ( exo7, drôle de nom pour un poisson, on dirait une ligne de feuille d'impôt... ). De fait, le poisson volant serait plutôt du genre à sympatiser, ainsi qu'en témoigne la quinzaine d'entre eux qui rejoignent notre bord quotidiennement ( plutôt la nuit d'ailleurs ), et qu'il ne nous reste plus qu'à cueillir dans les passavents ou sur les trampolines. Mais la palme revient sans conteste à ce joyeux drille qui, hier soir, au moment où Malou préparait le repas, s'est prestement introduit dans le carré, y frétillant des ailes et de la queue comme pour dire: "j'suis là, elle est où la gamelle?"....trop fort quand même! du coup, il a eu la vie sauve; Malou l'a renvoyé à l'affection des siens.

Huitième jour: nous venons d'envoyer le gennaker, et je suis affairé à border son écoute. La vhf, muette depuis le départ, se met à nous causer. Malou réponds. C'est un catamaran canadien, un Catana 43, qui nous a aperçu, quelques milles dans son nord. Un bref échange verbal les informe que nous sommes partis un jour trois quart après eux......ce qui n'a pas l'air de les réjouir; ensuite, y z'ont plus moufté, prétextant le spi à régler....nous, on n'en a pas de spi; ce qui ne nous a pas empéché de les distancer toute la journée. Hélas, ce bref plaisir s'est évanoui avec le jour, lorsque la jolie brise s'est muée en mollasse, et que nous avons été contraints de nous écarter de la route directe pour conserver un peu de vitesse, perdant de vue nos nouveaux amis, qui, je le crains, vont maintenant plus vite avec leur spi ( car nous sommes au vent arrière ).

Neuvième jour: le petit temps s'est installé; bien de l'arrière, et je redoute que ce ne soit pour un moment. Savourons le bonheur de naviguer confortablement dans cet environnement tout de noblesse et de beauté. Malou fait des crêpes succulentes pendant qu'on se traine à 5 noeuds....tout va bien

Dixième jour: super! je me suis gourré! la brise est revenue, et nous filons bon train tout le jour. Puis, la nuit établie amène un renforcement notable du vent, et il faut ariser les voiles; plusieurs manoeuvres, échelonnées au gré des quarts. On bouffe des milles dans la nuit d'encre. Au matin, l'océan est une prairie bleue où paissent une myriade de moutons blancs . Véritable moisson de poissons volants sur le pont; des dizaines! certains viennent frapper les vitrages avec force comme autant de projectiles vivants; le canote est constellé d'écailles comme l'étal d'un poissonnier. Deuxième voilier rencontré depuis Isabella: c'est un monocoque grée en ketch, comme nous; il ne réponds pas à la vhf; nous le doublons dans la journée.

Douzième jour: l'alizé est régulier; environ 17 noeuds d'est-sud-est. Il laisse s'installer déjà des habitudes de vie maritime. Celà commence par le petit déj. que nous prenons en commun, à 8 heures, à la fin du quart de Malou ( pour elle c'est le deuxième ptitdéj, car elle en prends un au début de son quart à 5h30 ). Capture des fichiers météo avec le radio téléphone Iridium, puis discussion sur la stratégie à adopter. Point journalier sur la distance parcourue dans les dernières 24 heures. Malou va dormir; je peaufine les réglages de voiles. Nous avons adopté un rythme de quarts de 2 heures et demi qui nous convient bien. Fin de matinée, Malou prépare un bon repas, souvent même sophistiqué: aujourd'hui, ragout de boeuf aux olives et au vin! Le rituel du thé a lieu vers 16 heures, après son repos de l'après-midi; le "p'tit gouter" comme qui dirait. Tous les trois jours je fais un pain. Nous assistons souvent ensemble au coucher du soleil, et c'est de nouveau le repas du soir, pris en commun dans le carré; s'en suit un petit briefing sur le bilan de la journée et la stratégie de la nuit. Parfois, nous manoeuvrons à ce moment-là pour adapter la voilure pour la nuit en fonction de nos décisions. Commence alors l'alternance des quarts de nuit; deux somnanbules se croisent et échangent quelques mots chaque 2h1/2..... c'est toujours aussi dur de se réveiller au milieu de la nuit pour aller s'installer dans la tour de contrôle, mais la vie du vagabond de mer est ainsi. Nous avons une chance inouïe: la mer et le ciel sont splendides, et le canote avance gaillardement dans un confort appréciable.

Quatorzième jour: ce matin, l'alizé s'est "affolé" avec des pointes à 26/27 noeuds; nous courrions vent arrière sous toute notre voilure....ça a moussé! avec une petite pointe de vitesse à 14,8 noeuds.....puis le rythme établi depuis 4 jours a repris; avec des journées de presque 200 milles, Hiva Hoa se rapproche vite, et nous commençons à faire des pronostics d'arrivée.....

Quinzième jour: on n'aurait jamais dû en parler des prévisions d'arrivée; ça ne loupe jamais ça! On peut en faire dans sa tête, mais faut rien dire; ça peut attirer le mauvais oeil......( je sais, c'est des conneries, mais faut faire gaffe quand même); depuis qu'on l'a fait, le vent a diminué en adonnant et nous avançons beaucoup moins vite. Notre challenge: essayer d'arriver Dimanche avant la nuit; il faut tenir 7,3 noeuds de moyenne; faisable..... Mais, chut!, on n'en parle pas......Toujours mer belle, ciel bleu, pas à se plaindre.....

Seizième jour: effectivement, nous avions attiré le mauvais oeil: la journée d'hier s'est terminée dans l'amertume avec le coulisseau de tétière de grand-voile arraché lors d'un empannage, la cale tribord avec de l'eau dedans, et presque plus de vent. Là maintenant, samedi 10 heures, c'est réparé; j'ai refais un chariot de tétière, trouvé l'origine de l'envahissement de la cale, et rechopé un peu de vent, mais nous conservons le moteur en marche pour tenir le timing. Lors de cette traversée, nous avons aperçu, et doublé, quatre voiliers depuis notre départ; incroyable!

Dimanche 18 avril: exactement 3 ans jour pour jour que nous avons élu domicile à bord de Catafjord. La nuit dernière a été sereine, avec suffisament de vent pour avancer sans l'aide de la machine à combustion interne. Le jour se lève, Malou dort; je mets la ligne de traine à l'eau, je brasse le génois au vent, et j'affale l'artimon pour amener le canote plein vent arrière. Hiva-Oa est à 80 milles. Un thon de 8 kilos a répondu présent à mon appel; je l'invite à bord avant de réveiller Malou pour son quart; la journée commence en beauté......

et se termine dans la joie et la satisfaction d'avoir accompli une jolie traversée; 16 jours et 12 heures pour rallier Les Galapagos aux Marquises. Il est 17h30, et Catafjord tire doucement sur son ancre posée au fond de la baie Tahauku sur l'île de Hiva Oa. La nuit tombe; demain matin, nous irons à la rencontre des humains.